Tennis. La Rinconada - La fiction de Fabrice David : "Matches au sommet !"

Fabrice David, vous connaissez. Avec son expérience journalistique, 23 ans au service des sports de TF1, avec sa polyvalence (reportages pour les Journaux Télévisés de 13h et 20h, les émissions Téléfoot et Auto-Moto, les magazines autour des Coupes du monde de football ou rugby, LCI), avec son savoir faire (storytelling, mise en récit, création de contenu vidéo et écrit) mais aussi avec son style (écrivain de polars et d'un livre d'humour), voilà la chronique Fabrice David... sa fiction sur Tennis Actu.

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Roger Federer, les mains sur les hanches, reprend sa respiration. Le revers de Novak Djokovic était tendu, puissant et parfaitement dans l'angle. Point gagnant. Pourtant, des revers de Djoko,  même mieux placés encore, Roger en a ramené dans sa carrière. Et des centaines même, peut-être des milliers. Sans souffler, sans souffrir. Mais là, c'est spécial.

"Joli coup, Novak. Attends quelques secondes, s'il te plaît...", supplie Roger à voix haute

Le ciel est bas, gris.  Atmosphère oppressante d'un sentiment de bout du monde. Dans les tribunes de fortunes, faites de torchis et de planches de bois, des hommes aux visages burinés par l'effort, aux mains caleuses et aux vétements poussiéreux crient et chantent à chaque point. Ils n'ont pas vraiment de préférence entre Federer et Djokovic. Pour certains, ils ne les connaissent même pas. Mais ça change de leur quotidien âpre, difficile, épuisant. Une détente presque irréelle pour ces travailleurs de l'enfer. "Joli coup, Novak. Attends quelques secondes, s'il te plaît...", supplie Roger à voix haute.

Grimaçant, lui aussi, le souffle court et les membres engourdis, Djoko acquiesce. Malgré la transpiration, l'effort, il frissonne. Ses yeux se perdent sur les neiges eternelles au coeur du glacier, juste en face, à quelques dizaines de mètres. Entre ses jambes, filent parfois des poules et des chiens errants. Le paysage est froid et brut. Un leger vent balaie la poussière. Tout autour, des barraques brinquebalantes,  des enfants sur les toits. 

"Non merci !"

Mais il y a cette magie : les yeux ébahis d'hommes et de femmes qui vivent dans des conditions extrêmes et qui se voient offrir  un peu de répit et de rêve si inhabituels dans leur quotidien épuisant. Ils regardent Djoko et Federer comme des Messie, comme des curiosités. Comme les meilleurs du monde qu'ils sont et qui ont fait tout cet improbable trajet pour venir les voir, eux ! Ils sont fascinés, sans pudeur, mais bruts et rugueux, riant et rougissant. Le Serbe se prépare à servir. Dans les tribunes, des rires fusent devant cette scène etonnante hypnotisante. La balle qui rebondit, à un rythme soutenu, presque à chaque seconde, de la main de Novak au sol pas toujours très plat à la main de Novak... Dix fois, vingt fois. 

Federer lève le pouce. Il a repris sa respiration et est prêt à recevoir. Service plat, 120 km/h. Djoko préfère assurer la première balle. Pour ne pas prendre le risque de servir une deuxième. Ce serait un effort supplémentaire. Apprendre à se gérer dans ce contexte totalement inconnu. C'est à leur tour de souffrir. Ceux qui les ont précédé récupèrent, un peu plus loin, dans un abri de fortune. Sous une sorte de tente entre deux amas de tôle, Gaël Monfils qui a joué et gagné un peu plus tôt, est encore allongé, derrière le court, sur une botte de paille avec un masque à oxygène sur le nez. 

"Non merci !" Poliment, en français, il decline la gentille proposition d'une femme sans âge, en blouse plus tout à fait blanche, qui lui propose une quatrième soupe de quinoa. L'infirmière l'aide à se  redresser. Son adversaire du jour, Milos Raonic, est toujours allongé. Un peu plus loin, près d'une voiture rouillée, Rafael Nadal cherche désesperement de la connexion en levant le bras, portable au bout de la main. 

L'incroyable proposition de Rafa

"Je me demande si notre idée n'était pas un peu... idiote !" dit-il à voix haute, s'adressant à David Goffin, qui masse ses pieds endoloris. Les autres joueurs, rassemblés dans ce vestiaire improvisé en flanc de montagne, coincé entre les éboulis des dernières avalanches, font mine de s'interroger eux aussi.  En tous cas, ceux qui n'ont pas la poitrine en feu, le souffle encore saccadé après le set qu'ils ont disputé. "Des matchs à un set et on en peux plus !" s'étonne Dominic Thiem.  

Mais ils étaient tous d'accord après cette incroyable proposition de Rafa. Envie de defricher cette région, comme des pionniers. Etre ceux grâce à qui la petite balle jaune n'a décidement aucune frontière, même pas celle-là. Soudain, un bruit assourdissant. Une explosion violente, brutale ! Fabio Fognini, qui a beaucoup râlé depuis le début de la journée, tombe à la renverse de la chaise un peu bancale sur laquelle il s'était endormi.

"Baissez vous, fermez les yeux pour éviter la poussière !", crie le russe Medvedev. Encore un bâton de dynamite qui fait péter la montagne. Puis des bruits d'avalanche. Sur ce qui est censé être un court, Federer attend quelques instants, le visage caché dans sa manche, pour servir à son tour et tenter d'égaliser à quatre jeux partout. Dans la tente, Nick Kyrgios interpelle Nadal. "Comment ça s'appelle, ici, déjà ?" En plus il a perdu son premier match, l'Australien. Tentant des coups impossibles, il enrageait de multiplier les fautes, les balles étant moins ralenties par les forces de frottement de l’air. Forcément, à 5.300 mètres d'altitude. 

La Rinconada au Pérou : la ville la plus haute du monde

"La Rinconada, Nick. Cela nous change du cadre feutré de Wimbledon, des applaudissements polis et de tes services irratrapables !" L'Australien marmonne. La Rinconada, Pérou. La ville la plus haute du monde, près de la frontière bolivienne. Ils étaient tous partants pour un tournoi exhibition, ici. Devant des chercheurs d'or, au dessus du lac Titicaca, dans les hauteurs de l'Altiplano. Jouer au tennis dans les nuages, devant ces descendants des Incas. Etre les premiers a emmener le tennis aussi loin de tout, aussi haut, dans une nouvelles contrée. Ici, où les hommes font exploser la montagne, à la quête de pépites, dans les profondeurs de la roche et dans des conditions ereintantes, les hauteurs vertigineuses du Pérou.

Nadal s'asseoit sur le sol en terre et abandonne définitivement sa tentative de trouver de la connexion. Il a encore mal au dos à cause de la route, la veille. Trois heures en vieux pick up depuis Juliaca, la capitale de la province, plus bas, au bord du lac. Sur le seul court de la ville, en sable et en terre, Djokovic aperçoit, en un coup d'oeil rapide,  Federer qui monte au filet. Le Suisse puise dans ses limites après trente-quatre minutes de jeu seulement. Au milieu des cailloux et de la montagne aride, il cherche l'au delà de ses propres capacités. Jouer ici est un nouveau défi dans son immense carrière.

Djokovic sait que l'angle est réduit et devrait plier les jambes, compact, pour glisser un passing. Donner plus, lui aussi, que son corps ne peut offrir. La ligne de couloir, tracée quelques jours plus tôt par des emissaires du gouvernement, tout heureux de la publicité pour le pays, est un peu aléatoire. Une trace de peinture sur une terre rude et abimée. Ou le lob ? Après tout c'est une exhibition. Tenter. Alors il la tente. Le geste du revers est parfait mais le Serbe n'a pas eu la force de plier les jambes. La balle sort en longueur. De peu. Il n'a pas très bien vu, surtout avec de la poussière encore dans l'air. "Challenge !" demande Djoko en souriant.

"Je suis aussi fatigué qu'après une victoire en cinq sets contre Nadal"

Federer rigole. La technologie n'est pas prête d'arriver jusqu'ici. Mais c'est ce qu'on disait du tennis jusqu'à hier. Et ils l'ont apporté. Les pépites de la balle jaune au pays des pépites d'or, devant le mont Ananea qui regarde de haut la planète depuis des siècles. L'oxygène est de plus en plus rare. Balle de match pour le Suisse. Concentré, le bandeau autour du front, il regagne la ligne de service en évitant de justesse un chien pelé qui détale, venu de nulle part. L'ancien numéro un mondial gonfle ses poumons pour chercher sa respiration. Il pourrait presque toucher tous ces chercheurs d'or péruviens, agglutinés autour du court improvisé, amusés et fascinés, soulevant avec leurs vieilles chaussures de la poussière  dans une ambiance de Far West. 

"Je suis aussi fatigué qu'après une victoire en cinq sets contre Nadal", dit Roger à haute voix pour se motiver avant ce qui peut-être le dernier point, celui de la libération de l'enfer de l'altitude ! Dernier service du Suisse. Djoko retourne dans le filet. 7-5. C'est gagné ! Mais l'essentiel n'est pas là. Les gamins péruviens courent pieds nus ramasser les balles et les rendent aux champions, les yeux brillants dans cette univers lunaire. 

Vainqueur de vingt tournois du Grand Chelem, Federer trône, depuis des années, sur le toit du monde. Cette fois, il y est vraiment, au sens propre du terme. Les deux champions cherche leur souffle, s'enlacent, pressés de s'allonger. Les jambes sont fatiguées mais dans leur tête, un flot d'émotion. Bouillant ! Grace à eux, le tennis conquiert de nouveaux territoires : le sommet du Pérou, les portes du ciel !