Tennis. Média - Fabrice David : Agassi, les 50 ans de l'enfant au "dragon"

"Tu ne dis rien à maman…"

Sur le siège arrière, l’enfant regarde sans le voir défiler le paysage par la vitre de la voiture. L’estomac noué, il guette la bifurcation, dans un kilomètre. Son père le déposera-t-il à l’école ? Ou changera-t-il de direction, au dernier moment. Comme souvent… Il fait gris, il fait froid. L’enfant préfèrerait l’école. Bien sûr, son père ne veut que son bien. Faire de lui un guerrier. Mais à dix ans, cette pression est infernale. Une enfance comme… volée ? Le mot est fort ? Il ne sait pas, il préfère ne pas y penser. La voiture approche. Son père tourne le volant vers la droite. L’enfant sent les larmes lui monter aux yeux et s’enfonce un peu plus dans le siège arrière de la voiture. « Tu ne dis rien à maman… » Son père a changé de direction… Vers la droite, au milieu de la forêt. Au bout, le club de tennis. « On va s’entrainer… » Entrainement ? Quel mot étrange, se dit l’enfant. Torture, oui. 

Le cartable ne servira pas. L’enfant le dépose sur la plage arrière. Son père a tout prévu. Dans le coffre, sa raquette de tennis, un short, ses chaussures. Bien sûr qu’il aime son papa. Qui a l’air sincère quand il s’imagine faire de son fils un futur numéro un mondial. Mais il lui fait peur, ce papa tyrannique et parfois violent aux rêves trop fous. « Est-ce que cette infime chance d’être le meilleur mérite tous ces sacrifices ? Ceux de ne pas être heureux, libre et insouciant comme mes copains de mon âge ? », se dit l’enfant.

"Si tu frappes 2500 balles chaque jour, cela fait presque un million par an"

Sur le court, il tape. De rage. La balle est son exutoire. Son père ne l’encourage pas. Non. Il crie. Il en veut plus. Pousser son enfant jusqu’à le détruire. Il en est conscient et l’assume ! Plus de balles, tapées plus fort ! Toujours, encore ! « Si tu frappes 2500 balles chaque jour, cela fait presque un million par an. C’est à ce prix-là que tu deviendras imbattable ! » lui répète son père, comme si la vie d’un enfant n’était qu’une calculette. Il a envie d’être imbattable ou d’être un gamin comme les autres ? 

A dix ans, il ne peut pas se douter que, plus tard, il gagnera huit tournois du grand chelem… Qu’il sera une idole pour toute une génération… Numéro un mondial pendant cent-dix semaines… Il ne l’imagine pas. Ni que tous ces sacrifices, cette haine de ce sport le feront craquer. Qu’il connaîtra une longue descente aux enfers. Alcool, drogues qui rendent euphorique. Pour oublier. Et s’il pouvait, par miracle, s’en douter, aimerait-il quand même cette enfance-là ? Ce vertige-là ? 

En face, de l’autre côté du court, « le dragon » crache du feu. Cette machine lance-balles aux cadences infernales, que son père a lui-même inventé, bricolé ! « Faut vraiment qu’il y croie, mon père », se dit l’enfant, touché par cette confiance. Sentiments si contradictoires ! Alors, il n'a pas envie de le décevoir. Et pourtant il lui en veut tellement. Il tape. Coup droit, revers, coup droit, revers. C’est lui qui a surnommé la machine « le dragon ». Son bras lui fait mal tant il frappe. Il ignore la douleur. Il veut, de colère, être plus fort que « le dragon ». Même si c’est impossible. 

Et quoiqu’il fasse, quelque soit la puissance de ses coups, ce n’est pas assez pour son père. Et demain, après-demain, il faudra recommencer. Parfois, entre deux larmes, il se dit que peut-être, cela servira à quelque-chose. Pour ne pas avoir ce sentiment de gâchis qui le hante. Car grâce au « dragon », il bat tous les gamins de sa génération !

Le 29 avril, André Agassi aura cinquante ans

Ce devait être à peu près ça, l’enfance d’un gamin nommé André qui n’a pas tout à fait eu le droit d’être insouciant comme un gamin mérite de l’être à son âge. Mais qui est devenue une légende. Parce qu’il était doué. Mais aussi parce que ces années de rage accumulée, vomie en frappant dans cette balle qui n’y était pour rien, lui ont fabriqué une force mentale hors du commun. Quel autre numéro un mondial a sombré à la 141^e place, sans tout abandonner, bien au contraire ? Au mental, il est reparti de zéro en disputant des tournois challengers, avant de remonter à la première place et d’y rester presque toute l’année 1999 ! Quelle volonté ! Fabriquée dans les interstices d’une enfance capturée par un gourou tyrannique qui savait peut-être que son fils était ou pouvait devenir différent.  

Mercredi 29 avril, André Agassi aura cinquante ans. Agassi était un kid américain torturé et flashy, portant même pendant plusieurs années une perruque pour cacher sa calvitie naissante. Le kid est devenu roi. Mais au début, il a été accueilli comme un sale gosse. Quand l’ovni déboule sur le circuit, crinière blonde décolorée et shorts improbables, c’est une petite révolution. Il ne renvoie pas la balle, il la cogne. Il ne cherche pas à battre son adversaire mais à la saouler de coups. Il détruit. Chaque fois que la balle revient, elle repart plus fort. 

Il agace, car il est atypique, pas dans le moule. Aussi superficiel que sa ville natale, Las Vegas ? Non, mais personne ne le sait. Car qui peut se douter de cette enfance volée. De cette souffrance qu’aucun autre champion de l’époque n’a probablement enduré. A force, il va gagner le respect. Parce qu’il en veut, parce qu’il séduit, parce qu’il est acclamé, parce qu’il apporte un souffle nouveau au tennis. Parce qu’à force de frapper, d’user, de gagner, il est devenu numéro un. Un roi adulé, au style tellement nouveau. Numéro un. 

André dira plus tard : "Je n’obligerai jamais mon fils à jouer… "

Son père a réussi son rêve. André a-t-il vu, au moins, dans les yeux de Mike, boxeur d’origine iranienne, de l’émotion, de l’admiration ? Après son incroyable victoire en finale de Wimbledon 1992, lui le cogneur de fond de court, contre l’impressionnant serveur Goran Ivanisevic, son père lui a seulement dit quelques mots… Pour lui reprocher d’avoir laissé filer le quatrième set. André dira plus tard : « Je n’obligerai jamais mon fils à jouer... »  

L’histoire du tennis est riche. Agassi en a écrit l’un de ses plus beaux paragraphes en devenant le premier joueur de l’ère moderne à remporter les quatre tournois du grand chelem ! Ni Borg, ni McEnroe, ni Lendl avant lui ne l’avait fait. Seuls Federer, Nadal et Djokovic le réussiront après. Bon demi-siècle, monsieur Dédé. Vous n’avez pas tout à fait été un enfant. Mais vous avez été l’un des plus grands joueurs de l’histoire.