Tennis. Roland-Garros - Philippe Doucet : "On nous bassinait avec l'après Nadal-Federer..."

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"Dire que certains nous ont bassiné pendant des années avec l’après Federer-Nadal-Djokovic..."

Et dire que certains nous ont bassiné pendant des années avec la thèse que l’après Federer-Nadal-Djokovic serait forcément délicat pour l’industrie du tennis et pour le jeu lui-même. Personnellement, bien qu’amoureux fou du tennis de Roger Federer, je n’ai jamais été inquiet pour ce sport. « Il ne faut pas comparer ce match avec un autre », dira avec élégance Carlos Alcaraz. C’était pourtant juste après la finale la plus folle et la plus extraordinaire que Roland-Garros ait jamais offerte. Car on n’échappe que difficilement au jeu des comparaisons. Et, immédiatement, sont ressortis les Borg-McEnroe 1980 ou Federer-Nadal 2008 à Wimbledon. Et encore Nadal-Djokovic 2012 à l’Australian Open où l’inattendu revival Federer-Nadal 2017 figure en bonne place également.

"Aucun match n'a gravi de telles altitudes que le Sinner-Alcaraz de ce dimanche"

Avec une nuit de recul, je peux aujourd’hui vous l’affirmer, avec le poids des ans pour témoin : aucun de ces matches, aussi extraordinaires aient-ils été, n’ont gravi de telles altitudes que le Sinner-Alcaraz de ce dimanche. Et John McEnroe, lui-même, est allé encore plus loin que moi hier soir. « Avec le niveau de cette finale, les deux joueurs auraient été de sacrés concurrents pour le meilleur des Nadal à Roland-Garros. »

Dans la légende, direct ! Voilà ce qu’il faut dire de ce Sinner-Alcaraz, finale d’une édition 2025 qui s’est ouverte sur l’hommage magnifique à Rafa Nadal…pour mieux l’enterrer quinze jours plus tard ! Evidemment, c’est une image. Rien n’enlèvera les 14 titres de Nadal à Paris. Et, sauf retraitement de l’histoire par l’IA ou arrivée d’un traitement pour rajeunir, personne ne battra un tel record sur ce tournoi. Pas même Alcaraz, déjà en retard sur Nadal à Roland-Garros, mais tellement en avance sur le reste.

"Est-ce que je passe trop vite sur la période des trois géants alors que Djokovic, demi-finaliste ici, est encore bien vivant ?"

Vous vous dites peut-être que j’en fais beaucoup et qu’on ne peut rayer ainsi de la carte Nadal, Federer, Djokovic, McEnroe, Borg. Ce n’est pas mon propos. Si je n’ai jamais été inquiet pour le tennis, c’est que l’âge m’a permis de vivre quelques grandes ères de ce sport. Et chaque fois que j’ai cru avoir tout vu, le meilleur arrivait derrière. Sans effacer le passé… Je me suis passionné pour Björn Borg qui a vraiment fait passer le tennis dans l’ère professionnelle avec un niveau athlétique sans précédent. Mais, tout de suite, est venu le génie atypique McEnroe. Son déclin rapide n’a pas eu le temps de me bouleverser car sont arrivés des Edberg, Becker et surtout Sampras. La rivalité Sampras-Agassi appartient également à la légende avec une opposition de style digne de Borg-Mc Enroe.

Après Sampras, il paraissait difficile de battre ses records. Tous ont été battus depuis ! Et par trois joueurs, en plus. Federer d’abord, puis Nadal et enfin Djokovic. Et, pendant que s’enchaînaient les débats lancinants sur « qui est le GOAT ? » parmi ces trois-là, se pointait déjà un jeune génie nommé Carlos Alcaraz. Est-ce que je passe trop vite sur la période des trois géants alors que Djokovic, demi-finaliste ici, est encore bien vivant ? Et oui, mais c’est l’histoire de la vie. Après Federer, j’ai cru m’éloigner du tennis. Même pas une année, car Alcaraz est arrivé… Sans rien oublier de mes passions passées (j’ai pu saluer ma toute première pendant ce Roland-Garros avec la présence de Stan Smith !), la vie avance et le sport avec. Et comment !

"La vraie star restera toujours le jeu..."

La leçon du premier jour est bien là. C’est magnifique que Nadal ait son empreinte indélébile sur le Court Philippe-Chatrier. Mais quinze jours plus tard, vous pouvez déjà en mettre une autre incluant, à égalité, Alcaraz et Sinner. La vraie star restera toujours le jeu et, à travers lui, ses grands moments incarnés par les grands tournois. Une règle inamovible dans tous les sports. Il y a toujours un après Messi-Ronaldo, Mohamed Ali, Michael Jordan ou Tiger Woods. Quoi qu’on ait pensé ou rêvé de ces immenses champions.

Après avoir affirmé que le Sinner-Alcaraz est déjà au panthéon du tennis, encore faut-il le justifier pour ceux, nostalgiques ou supporters, qui en douteraient encore. McEnroe le dit lui-même, le niveau de jeu a été tout bonnement exceptionnel. Que de points gagnants, que de changements de stratégie, que de cœur de champions rassemblés sur ce court. Le meilleur symbole restera cette fin de match qui se joue essentiellement sur des points gagnants. De Jannik Sinner d’abord, pour changer un 5^e set qui paraissait terminé pour lui. Puis le super tie-break dément de Carlos Alcaraz, empli de points gagnants ébouriffants après 5h30 de match.

"Jamais un match n’a offert des scénarios aussi variés et aussi changeants"

Evidemment, la durée fait partie de l’épique de cette rencontre. Mais la durée ne suffit pas. Quand on évoque le Nadal-Djokovic de l’Australian Open 2012, on pense d’abord à la durée. Certes, qualité et suspense, étaient bien là. Mais la durée, pardon. Les deux joueurs rivalisaient de lenteur entre les points et les 5h47 intègrent les passages au vestiaire de Novak Djokovic qui ont, depuis, fait modifier les règles… Non, ce Alcaraz-Sinner était interminable, mais pour les meilleures des raisons. Jamais un match n’a offert des scénarios aussi variés et aussi changeants. Aucun set n’a été banal. Au premier, c’est Alcaraz qui se jette en avant et paraît en mesure d’assommer le numéro un mondial. Mais, une fois le break conclu, c’est Sinner qui reprend totalement la main et emporte le set.

Au deuxième acte, le match ressemble à une passation de pouvoir. Le tenant du titre se fait contrer à loisir et ne sait plus comment s’y prendre. Au point d’être mené 5-2 sans aucune solution. Et puis, tout d’un coup, voilà Alcaraz revigoré et semblant en mesure de revenir à un set partout. Las, deux points égarés dans le tie-break et un Sinner à nouveau offensif semblent amoindrir le suspense.

Avec le break d’entrée de 3^e set, plus rien ne semble devoir dérégler la machine Sinner. Surtout pas Alcaraz, trop alternatif dans ses intentions et son énergie. Pourtant, le champion retrouve un peu de calme, recule pour accepter l’échange et revient en express alors que Sinner donne quelques signes de fatigue. Pour la beauté de l’histoire, Sinner débreake à 5-3. Mais reperd son service derrière… Alcaraz revient dans le match. Jusqu’à un milieu de quatrième set. Pressuré par un Sinner agressif comme rarement, le voilà perdu à 3-5 0/40. Trois balles de match. Trois balles aussi pour rendre Sinner plus humain. Trois balles pour qu’un match entre dans la légende. Car la légende a besoin d’un scénario… Celui-ci n’est pas trop mal ficelé puisqu’Alcaraz sauve ces balles de match (enfin quelques fautes de Sinner…) et débreake encore derrière.

"Alcaraz a raison. On ne peut pas comparer ce match avec un autre…"

Outre la qualité, le match prend une dimension proprement hallucinante. « De toutes façons, Sinner réussissait à peu près tout et multipliaient les coups gagnants, racontera Alcaraz. Il fallait donc forcément une grosse prise de risque et croire en soi. Ce match, c’était une histoire de confiance en soi. » Alcaraz en a pour remporter le tie-break, et s’offrir un cinquième set. Cette fois, c’est l’homme de Murcie qui semble avoir la main. Break d’entrée et il sert pour le match à 5-4. Mais rien de normal ne se passera une fois encore. Sinner tente toujours plus, Alcaraz se tend. Débreak de Sinner qui semble même tout près de finir le match dans les jeux suivants. On en arrive au super tie-break, le premier de l’histoire de Roland-Garros et le premier en Grand-Chelem depuis le Djokovic-Federer de Wimbledon 2019. Le moment choisi par Carlos Alcaraz pour sortir son meilleur tennis, retrouver lucidité, énergie et vista pour finir de points gagnants en points gagnants. Maestro ! « Je dois reconnaître que, par moments, je ne sais même pas d’où sortaient ces coups incroyables ».

Malgré ce titre perdu, Jannik Sinner aura un bon mot en sortant du court. « On ne peut pas avancer en pleurant. C’est arrivé à d’autres de perdre malgré des balles de match. Et je dois déjà être heureux d’avoir fait partie de ce match incroyable. » Comparons encore une fois. De fait, on a tous connu des matches perdus pour un joueur qui avait gagné les deux premiers sets. Dans cette catégorie, le McEnroe-Lendl de 1984 demeurera toujours un crève-cœur. On a tous connu des joueurs qui perdent des finales après avoir eu des balles de match. Federer aurait ainsi pu gagner un dernier Grand-Chelem à 38 ans face à Djokovic à Wimbledon.  Mais ici, le numéro 1 mondial a donc eu deux sets d’avance, un break au troisième, trois balles de match au quatrième, passer à deux points du match au cinquième et a pourtant perdu au bout de 5h30 de suspense. Alcaraz a raison. On ne peut pas comparer ce match avec un autre…

"Sinner est un bloc de style Djokovic 2.0. Alcaraz se rapprocherait plutôt d’un Federer 2.0. Ça promet…"

Au niveau technique, physique, mental aussi, ce match a été grandiose. Alors quelles nuances peut-on apporter à ce moment de régal intense. Bien sûr, il faut avoir un peu d’appétence pour les deux champions qui se sont fait face dans un esprit de sportivité permanent. Personnellement, il se trouve que Carlos Alcaraz me fascine depuis le premier jour où je l’ai vu jouer. Le plaisir qu’il procure est un parfait miroir avec celui qu’il semble prendre chaque instant à pratiquer ce sport.

Ce n’est pas forcément le cas de Sinner qui me paraît plus mécanique. Mais ce match peut épaissir largement la rivalité entre ces deux champions. Les deux meilleurs joueurs du moment se connaissent bien mais ne s’étaient jamais affrontés en finale d’un Grand-Chelem. Surtout, le numéro 1 mondial est un véritable inconnu du grand public. J’ai été très étonné de ne voir aucune réaction devant les trois mois de suspension pour dopage qu’il a purgé en ce printemps. On a connu le public de Roland-Garros plus frondeur que cela. Preuve que Sinner a bénéficié d’une certaine indifférence. Dans le milieu du tennis, cette suspension légère a fait jaser. Même produit, même entraîneur que Simona Halep qui a perdu sa carrière là-dessus. Mais le grand public est passé là-dessus, même face au chouchou Alcaraz.

Au contraire, l’image de Jannik Sinner ne peut que grandir à travers ce match où il a été prodigieux de rectitude. Tout en se montrant finalement si humain dans quelques moments clés. Au final, on a sans doute assisté au vrai début d’une rivalité fabuleuse pour le tennis. Elle existait déjà, puisqu’ils ont remporté les 6 tournois du Grand-Chelem depuis l’Open d’Australie 2024. Mais pas pour le grand public qui en était resté à la nostalgie Djokovic, Nadal… Et qui, d’un coup, va basculer sur quelque chose de nouveau. Il n’est jamais trop tard pour se rendre compte que l’on vit, à nouveau, un moment exceptionnel de l’histoire du tennis. D’autant que l’opposition de style est bel et bien là. Sinner est un bloc de style Djokovic 2.0. Alcaraz y oppose une inventivité, mais aussi parfois un bouillonnement qui le rapprocherait plutôt d’un Federer 2.0. Ça promet…